Comme vous le savez si vous nous suivez sur Facebook, notre 17ème rue est une rue où l’un des membres de Bordeaux 2066 réside. Aussi, nous avons choisi de sous-traiter cet article au 2de Classe Capdevielle, illustre co-auteur du lointain cousin francilien de Bordeaux 2066. A lui le clavier :
Depuis la basilique Saint-Michel, entre la Porte Cailhau et l’église Saint-Pierre, les pas de l’explorateur urbain se sèment aisément dans les ruelles cruelles du vieux Bordeaux.
Avec un peu de chance, hypnotisé par le battement des semelles sur les pavés, vous vous perdrez jusqu’à la rue du Chai des Farines. Par une journée d’été, un soleil froid d’hiver où la clarté glacée de l’air vous contraint à garder les paupières ouvertes comme de béantes cicatrices, vous ne la remarquerez pas. Mais si par le truchement de Moïra vous vous y égarez un trop petit matin de décembre, vétu uniquement par les haillons d’un brouillard hivernal, cette voie se travestira pour vous en une artère embrumée du Whitechapel de Dickens.
Et comme sur les docks de Limehouse, il est aisé d’y imaginer l’activité diurne ininterrompue des coolies fraîchement débarqués du Périgord, des Pyrénées, de la lointaine Espagne. A deux pas des quais, tonneliers et autres esclavagistes égarés comptaient leurs sous au cœur de cette agitation. Les marins profitaient des rigueurs de cette terre-mère sans eaux ni poissons, chahutant et bousculant les pèlerins de la route de Compostelle. Bigots comme poivrots ne manquaient pourtant pas de rendre hommage à leur seule sainte-patronne, la pute La Vache, sanctifiée par la ritournelle, qui dans la permissivité contemporaine conserve une artériole noire à son nom – elle qui, pourtant, préférait les veines bleues.
Une clope à la bouche de la pute. Les virevoltantes émanations de carbones dansent comme la spirale de Vertigo. Elles nous proposent un voyage dans le temps, à une époque où les murs de Bordeaux étaient sales. Bordeaux la glauque, la disparue, la regrettée, celle d’avant l’hygiéniste Juppé. Il y a dix ans, quinze tout au plus, le Chai des farines était une voie de passage où le bourgeois marchait d’un pas vif, à l’ombre d’une vie aux accents volontiers ibériques. A l’époque où la plupart des placettes du quartier Saint-Pierre avait déjà été passées au tamis de la réhabilitation urbaine, le Ché, comme disent les locaux, résistait à la pression gentrificatriste. Aujourd’hui la plupart des joyeux Ibères se sont définitivement repliés plus au Sud, remontant les chemins de Saint-Jacques jusqu’aux Capucins et à Nansouty. Poitiers, 732, Chai des farines, 2000, même combat.
Dans ces dernières années du Bordeaux interlope, avant des Visages des Figures, avant le Québec, avant l’alimentation par le sol, le bar lesbien de la Reine Carotte, au 32, fut un temps le QG de l’association Cités d’Elles. Faites attention à ne pas confondre ce lieu avec son homonyme libertin de Périgueux ou avec la célèbre pizzeria médiévale de Marmande, l’Arène Karott. Aujourd’hui, le bistrot à vin le Chabrot s’est substitué à l’ancienne monarque maraîchère. A défaut d’en apprendre plus sur l’histoire du Chai, vous pourrez découvrir la vitalité de la scène blues bordelaise si vous avez la chance d’y croiser Jean-Pierre, qui est tout à la fois enseignant à la retraite, hédoniste, musicien, amateur d’océan, de graines pressées et de planches de contact.
La faune contemporaine ne se limite pas à ce bar à tartines. Quelques échoppes aux couleurs glacées et attrayantes répondent aux besoins sociaux d’une population de jeunes professionnels bossant dans ces agences de pubs ou d’urbanisme qui alourdissent artificiellement les budgets publics, à la recherche d’une première acquisition, comme un pari sur l’avenir et les artifices de la crise. Leurs goûts culturels transgressent les classes sociales. D’aucuns les qualifieraient de swags, hipsters ou bobos, comme ils seront les premiers à l’admettre. Douce illusion de celui qui ignore que moins il rajeunit, moins il demeure intelligent.
La Forge, au numéro 8, saura ménager sa surprise grâce à son ambiance délicieusement angoissante – mais que peut-il bien faire cuire de si drole ? – et sa cuisine abondante, de qualité et bon marché. Le touriste britannique ayant ainsi économisé quelques shillings, pourra les dépenser en face, dans son propre idiome, au zinc du Black Velvet. Ce pub irlandais à la bière douteuse mais aux grandes tablées conviviales prépare certains des meilleurs burgers de ce côté ci de la Garonne.
Le Chai des farines est encore un centre politique important de la région Aquitaine, les Verts de Bordeaux y tenant leur permanence. Ce dimanche soir, une activité fiévreuse semblait y régner, les stratèges de Marie Bové et Pierre Hurmic discutant peut-être les axes de campagne pour les Européennes.
Le réchauffement climatique est-il encore un cheval de bataille ? Mais dans cette courte journée d’hiver, déjà la brève visibilité s’estompe. Sur les bords de la rivière boueuse, l’élément aqueux reprend ses droits. Avec la lune, des voiles hydrophiles révèlent le souvenir fantastique du Chai en en cachant les scories contemporaines. Il ne reste à la réalité qu’à s’éclipser sous le frisson humide de la mémoire.
2de Classe Capdevielle, pour Bordeaux 2066.
BONUS : une aquarelle de la rue réalisée pendant notre promenade par Thomas
Très belle initiative ce projet Bordeaux 2066, félicitations ! J’ai quitté Bordeaux il y a quelques mois après trois belles années à arpenter la ville à pieds et à vélo, et c’est un plaisir de la (re)découvrir à la lecture de vos chroniques.
Je suis souvent passée rue du Chai des farines, surtout en été, pour me régaler des délicieuses glaces de Sandra au Frozen Palace. C’est certain qu’en décembre, vous n’avez pas pu en profiter… Mais à l’occasion allez y faire un tour, c’est original et savoureux ! (Attention, c’est fermé le lundi et les jours de pluie.)